COMMENTAIRE DE L’ARRET N°1345 DU 9 JUIN
1980 (Cour Appel D’Abidjan,
Chambre Correctionnelle)
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La
décision qui nous est soumise est l’arrêt n° 1345, rendu le 9 juin 1980 par la Chambre
Correctionnelle de la Cour d’Appel d’Abidjan, dans l’affaire Ministère Public
contre Kadjo Amoi. Cet arrêt relatif à la prescription de l’action civile mérite
qu’on s’y attarde car il apporte un aménagement à la règle de la solidarité des
prescriptions, prévue par l’alinéa 1er de l’article 10 du Code de procédure
pénale. Cet arrêt de principe va ainsi poser les bases d’une jurisprudence qui
sera constamment observée par la plupart des juridictions ivoiriennes.
Les
faits de l’espèce étaient les
suivants : Dame Kouaho Adjoba est victime d’un accident de la circulation occasionné
par Kadjo Amoi alors chauffeur au service d’Eno Koutouan. Suite à cet accident, l’action publique est mise en
mouvement devant le tribunal correctionnel d’Aboisso. Le tribunal, par jugement
en date du 26 février 1975, statue sur l’action publique. Dame Kouaho Adjoba,
en vue d’obtenir réparation du préjudice subi suite à l’accident, se constitue
des années plus tard partie civile devant la même juridiction statuant à fins civile. Le tribunal en se fondant sur
les résultats d’une expertise médicale, fait droit à la demande de la victime. Statuant
à fins civiles, le tribunal condamne le prévenu solidairement avec le
civilement responsable sous la garantie de l’assureur à payer à la victime la
somme de 4150000 francs en guise de dommages-intérêts. Mécontent, le prévenu de
concert avec le civilement responsable et l’assureur, interjette appel de la décision
devant la Chambre Correctionnelle de la Cour d’Appel d’Abidjan, motif pris de
ce que le premier juge n’ayant pas statué sur la question de la prescription de
l’action, le jugement est nul. Pour les
appelants, l’action civile est éteinte du fait de l’écoulement de trois années,
durée au terme de laquelle l’action publique en matière de délit, se prescrit. La
Cour déboute les appelants, confirmant ainsi le jugement entrepris.
Une
analyse des faits et des moyens invoqués par les appelants démontrent que la
Cour d’Appel était confrontée au problème de droit suivant : l’action civile née d’un délit s’éteint
t-elle automatiquement à l’expiration du délai prescription de l’action
publique qui est de trois ans en matière délictuelle? A cette question, la Cour répond par la négative. Selon les
juges du second degré, lorsqu’il a été définitivement statué sur l’action
publique, l’action civile se trouve dissociée de celle-ci ; elle ne peut
donc être atteinte par la prescription triennale. Par conséquent, l’action dont la Cour est saisie plus de trois ans après
la date du jugement de première instance, n’est pas prescrite.
Il
ressort de cet arrêt de la Cour d’Appel que
l’intervention d’une décision définitive est la condition nécessaire et
suffisante de dissociation de l’action civile et de l’action publique (I). Par
ailleurs, cette décision de la Cour a de nombreuses conséquences(II).
I- L’INTERVENTION
D’UNE DECISION DEFINITIVE : CONDITION NECESSAIRE ET SUFFISANTE DE
DISSOCIATION DES DEUX ACTIONS.
Selon
la Cour d’Appel, il suffit qu’une décision définitive soit intervenue sur
l’action publique pour que tombe la règle de solidarité des prescriptions (A).
Cette décision de la Cour constitue une dérogation aux conditions énumérées par
l’alinéa 2 de l’article 10 du Code de procédure pénale (B).
A- La nécessité d’une décision
définitive.
La
règle de la solidarité des prescriptions de l’action publique et de l’action
civile est un principe de base de la procédure pénale. En vertu de cette règle,
prévue par l’article 10 alinéa 1er de notre Code de procédure pénale,
« l’action civile ne peut être
engagée après l’expiration du délai de prescription de l’action publique ».
En d’autres termes, une fois le délai de dix, cinq ou un an en fonction de
la nature de l’infraction (crime, délit ou contravention), est épuisé, « l’action en réparation du dommage causé par
l’infraction » ne peut plus être exercée.
Cet
arrêt de la Cour d’Appel d’Abidjan recèle un intérêt indéniable car il constitue
un aménagement jurisprudentiel à la rigidité de la règle de solidarité des
prescriptions. Selon les juges du second degré : « considérant que par jugement en date du 26 février 1975 le
tribunal correctionnel d’Aboisso a statué sur l’action publique ; considérant
que cette décision était devenue définitive », Dame Kouaho Adjoba était en droit d’exercer l’action
en réparation du dommage subi par elle suite à l’accident de la circulation
causée par Kadjo Amoi, en dépit l’expiration du délai de prescription dudit délit.
La Cour érige ainsi la décision définitive intervenue sur l’action publique
comme la condition nécessaire et suffisante de dissociation des deux actions
nées de la commission de l’infraction. Dés lors qu’est ce qu’une décision définitive
intervenue sur l’action publique ?
L’on
peut valablement déduire de l’article 21 du Code pénal que la décision définitive
en matière pénale est celle « qui n'est pas ou n'est plus
susceptible de la part du Ministère public ou du condamné d'une voie de recours
ordinaire ou extraordinaire ».
Autrement
dit, la décision définitive est celle qui est passée en force de chose jugée
car n’ayant fait l’objet ni d’opposition, ni d’appel, ni de pourvoi en cassation
ou autres voies de recours dans les délais légaux. En l’espèce, le jugement
rendu le 26 février 1975 par le tribunal
correctionnel d'Aboisso n’a fait l’objet d’aucune voie de recours dans les
délais légaux. C’est donc à bon droit que la Cour le considère comme définitif.
La
Cour en retenant l’intervention de la décision définitive sur l’action comme
seule condition de dissociation des deux actions, déroge aux autres conditions
prévues par l’alinéa 2 de l’article 10 du code de procédure pénale.
B- Une dérogation à l’alinéa
2 de l’article 10 du CPP.
Pour
la Cour d’Appel : « lorsqu’il
a été définitivement statué sur l’action publique, l’action civile se trouve
dissociée de celle-ci »
Si
cette décision rendue le 09 juin 1980 par la Chambre Correctionnelle de la Cour
d’Appel d’Abidjan constitue le premier aménagement jurisprudentiel à la règle
de la solidarité des prescriptions, le code procédure pénale y avait déjà apporté
un assouplissement legal. Cet aménagement est prévu par l’alinéa 2 de l’art 10
du CPP. Aux termes de cette disposition : « Lorsqu'il a été définitivement statué sur l'action publique et
si une condamnation pénale a été
prononcée, l'action civile
mise en mouvement
dans les délais
prévus par les précédents articles se prescrit par
trente ans ». En effet, pour que l’action civile puisse être dissociée
de l’action publique, trois (3) conditions doivent être remplies :
-
L’action
publique doit avoir abouti à une décision définitive.
-
Il
faut qu’une condamnation ait été prononcée, c'est-à-dire que l’infraction
poursuivie ait été établie à la charge du délinquant.
-
Il
faut enfin que l’action civile ait été engagée dans le délai de la prescription
de l’action publique, c’est-à-dire dans
le délai de 10 ans, 3 ans ou 1 an, suivant la nature de l’infraction
poursuivie.
La
Cour d’Appel dans son raisonnement ne retient cependant qu’une seule condition
à savoir celle liée au caractère définitif de la décision rendue sur l’action
publique pour constater la dissociation des deux actions. Elle ne retient plus
les deux autres conditions de l’art 10 alinéa 2 précité. Ainsi, l’action civile
peut être exercée au-delà du délai prévu pour la prescription de l’action
publique, même si la partie civile n’a pas exercé son action dans le délai de prescription
de l’action publique et même au cas où aucune condamnation pénale n’a été
prononcée contre le prévenu.
L’abandon
des deux autres conditions par les juges du second degré peut aisément se
justifier. D’une part, relativement, à la condition liée au prononcé d’une
condamnation à l’encontre du prévenu, celle-ci a été abandonnée par la Cour car
la relaxe, l’acquittement ou l’absolution du mis en cause, n’exempte pas
toujours celui-ci de la réparation du dommage causé. En effet, aux termes des
art 3 alinéa 5[1] et 361[2]
du CPP, le juge répressif peut en cas relaxe du prévenu ou d’acquittement ou
d’absolution de l’accusé, accorder des dommages-intérêts à la partie civile. D’autre
part, quant à la condition relative à la mise en mouvement de l’action civile
dans le délai de prescription de l’action publique, elle semble être abandonnée
par la Cour pour des raisons de commodité.
Quelles conséquences peut-on
tirer de la volonté des juges de la Cour d’appel de faire du jugement définitif
intervenu sur l’action publique, la condition nécessaire et suffisante de
dissociation de l’action civile et l’action publique ?
II- LES
CONSEQUENCES LIEES A LA DECISION DEFINITIVE INTERVENUE SUR L’ACTION PUBLIQUE
Deux
conséquences majeures peuvent être tirées de cet Arrêt de la Chambre
Correctionnelle. D’une part, en cas d’intervention d’une décision définitive
sur l’action publique, l’action civile est dissociée de celle-ci (A). L’action
civile se trouve ainsi gouvernée par les règles de droit civil (B).
A- La dissociation automatique
des deux actions.
Pour
confirmer le jugement entrepris par les appelants (Kadjo Amoi, Eno Koutouan et
l’assureur), la Cour déclare que le jugement rendu le 26 février 1975 par le
tribunal correctionnel d’Aboisso étant devenu définitif, « l’action civile était dissociée de l’action publique et ne peut
être atteinte par la prescription triennale ». Il en découle que face
à un jugement définitif intervenu sur l’action publique, la solidarité des
prescriptions prévue à l’alinéa 1er de l’art 10 du CPP devient inopérante.
Ainsi, la partie civile peut-elle exercer son action en réparation du dommage subi
par le crime, le délit ou la contravention à l’expiration du délai de prescription
de l’action publique, fixé à dix, trois ou un an. Par ailleurs, la Cour évoque
t-elle expressément « la
prescription triennale », car en l’espèce, elle est appelée à se
prononcer sur un jugement relatif à un délit. En réalité, cet aménagement
jurisprudentiel à la règle de la solidarité des prescriptions, s’applique aussi
bien à la prescription décennale qu’annuelle.
Quelles
sont dès lors les règles applicables à cette action civile dissociée de
l’action publique ? Quel est le nouveau délai de prescription de l’action
civile ?
B- Une action gouvernée
par les règles de droit civil.
Etant
dissociée de l’action publique du fait de l’intervention de la décision définitive,
l’action civile se trouve désormais régie par les règles de droit civil.
Pour
la Cour, l’action publique étant dissociée de l’action publique, celle-ci « ne peut être atteinte par la prescription
triennale ». En statuant ainsi, les juges du second degré soumettent-ils
l’action civile née du délit et par voie de conséquence née du crime et de la contravention à la prescription
de droit commun. Ce délai de prescription est aux termes de l’art 2262 du code
civil de trente ans. Aux termes de cette disposition : « toutes les actions, tant réelles que
personnelles, sont prescrites par trente ans… ». Cette action civile
qui survit à l’action publique se prescrit de trente ans come les actions à
fins civiles, les délits et quasi-délits, les actions nées des contrats et
quasi-contrats.
En
outre, l’action civile étant dissociée de l’action publique suite à
l’intervention d’une décision définitive, elle obéit aux règles de droit civil
et de procédure civile. Ainsi, cette action bien qu’étant née d’une infraction
à la loi pénale peut être déférée devant le juge civil. C’est donc à bon droit
que Dame Kouaho Adjoba à porté son action devant le juge statuant en matière
civile qui par la même occasion a statué sur
« ses intérêts civils après expertise médicale ». Cependant, même
si cette action civile survit à l’action publique, elle reste soumise au principe
selon lequel « le criminel
tient le civil en l’état ». En vertu de ce principe, le juge civil
saisi d’une action civile, même exercée à l’expiration du délai de prescription
de l’action publique, doit respecter dans une certaine mesure, ce qui a été décidé
par le juge répressif. Ainsi ne pourra t-il disculper le prévenu ou l’accusé à l’encontre
duquel une infraction a été reconnue.
Il
ressort de ce commentaire que l’arrêt rendu le 9 juin 1980 par la Chambre
Correctionnelle de la Cour d’ Appel d’ Abidjan est emprunt d’audace et
d’originalité. Audacieux car il constitue le premier aménagement
jurisprudentiel à la règle de la solidarité des prescriptions. Original car il
constitue un palliatif à la rigidité de ladite et à la complexité de l’alinéa 2
de l’art 10 du CPP (aménagement legal). Désormais, des lors qu’il est intervenu
une décision définitive sur l’action publique, l’action civile est dissociée de
celle-ci et peut être engagé à l’expiration du délai de dix, trois et un an.
[1]- Art 3
alinéa 5 CPP « Le juge répressif saisi d'une action civile pour homicide
ou blessures involontaires peut, en
cas de relaxe
du prévenu, accorder
sur leur demande
des dommages-intérêts aux parties civiles par application de l'alinéa
premier de l'article 1384 du Code Civil ».
[2]- Art 361
CPP « La partie civile, dans le cas d'acquittement comme dans celui
d'absolution, peut demander réparation du dommage résultant de la faute de
l'accusé, telle qu'elle résulte des faits qui sont l'objet de l'accusation ».