vendredi 22 juillet 2016



COMMENTAIRE DE L’ARRET N°1345 DU 9 JUIN 1980 (Cour Appel       D’Abidjan, Chambre Correctionnelle)

La décision qui nous est soumise est l’arrêt n° 1345, rendu le 9 juin 1980 par la Chambre Correctionnelle de la Cour d’Appel d’Abidjan, dans l’affaire Ministère Public contre Kadjo Amoi. Cet arrêt relatif à la prescription de l’action civile mérite qu’on s’y attarde car il apporte un aménagement à la règle de la solidarité des prescriptions, prévue par l’alinéa 1er de l’article 10 du Code de procédure pénale. Cet arrêt de principe va ainsi poser les bases d’une jurisprudence qui sera constamment observée par la plupart des juridictions ivoiriennes.
Les faits de l’espèce  étaient les suivants : Dame Kouaho Adjoba est victime d’un accident de la circulation occasionné par Kadjo Amoi alors chauffeur au service d’Eno Koutouan. Suite  à cet accident, l’action publique est mise en mouvement devant le tribunal correctionnel d’Aboisso. Le tribunal, par jugement en date du 26 février 1975, statue sur l’action publique. Dame Kouaho Adjoba, en vue d’obtenir réparation du préjudice subi suite à l’accident, se constitue des années plus tard partie civile devant la même juridiction statuant  à fins civile. Le tribunal en se fondant sur les résultats d’une expertise médicale, fait droit à la demande de la victime. Statuant à fins civiles, le tribunal condamne le prévenu solidairement avec le civilement responsable sous la garantie de l’assureur à payer à la victime la somme de 4150000 francs en guise de dommages-intérêts. Mécontent, le prévenu de concert avec le civilement responsable et l’assureur, interjette appel de la décision devant la Chambre Correctionnelle de la Cour d’Appel d’Abidjan, motif pris de ce que le premier juge n’ayant pas statué sur la question de la prescription de l’action, le jugement est nul. Pour  les appelants, l’action civile est éteinte du fait de l’écoulement de trois années, durée au terme de laquelle l’action publique en matière de délit, se prescrit. La Cour déboute les appelants, confirmant ainsi le jugement entrepris.
Une analyse des faits et des moyens invoqués par les appelants démontrent que la Cour d’Appel était confrontée au problème de droit suivant : l’action civile née d’un délit s’éteint t-elle automatiquement à l’expiration du délai prescription de l’action publique qui est de trois ans en matière délictuelle? A cette question, la Cour répond par la négative. Selon les juges du second degré, lorsqu’il a été définitivement statué sur l’action publique, l’action civile se trouve dissociée de celle-ci ; elle ne peut donc être atteinte par la prescription triennale. Par conséquent, l’action dont la Cour est saisie plus de trois ans après la date du jugement de première instance, n’est pas prescrite.
Il ressort de cet arrêt de la Cour  d’Appel que l’intervention d’une décision définitive est la condition nécessaire et suffisante de dissociation de l’action civile et de l’action publique (I). Par ailleurs, cette décision de la Cour a de nombreuses conséquences(II).
I- L’INTERVENTION D’UNE DECISION DEFINITIVE : CONDITION NECESSAIRE ET SUFFISANTE DE DISSOCIATION DES DEUX ACTIONS.
Selon la Cour d’Appel, il suffit qu’une décision définitive soit intervenue sur l’action publique pour que tombe la règle de solidarité des prescriptions (A). Cette décision de la Cour constitue une dérogation aux conditions énumérées par l’alinéa 2 de l’article 10 du Code de procédure pénale (B).
A-    La nécessité d’une décision définitive.
La règle de la solidarité des prescriptions de l’action publique et de l’action civile est un principe de base de la procédure pénale. En vertu de cette règle, prévue par l’article 10 alinéa 1er de notre Code de procédure pénale, « l’action civile ne peut être engagée après l’expiration du délai de prescription de l’action publique ». En d’autres termes, une fois le délai de dix, cinq ou un an en fonction de la nature de l’infraction (crime, délit ou contravention), est épuisé, « l’action en réparation du dommage causé par l’infraction » ne peut plus être exercée.
Cet arrêt de la Cour d’Appel d’Abidjan recèle un intérêt indéniable car il constitue un aménagement jurisprudentiel à la rigidité de la règle de solidarité des prescriptions. Selon les juges du second degré : « considérant que par jugement en date du 26 février 1975 le tribunal correctionnel d’Aboisso a statué sur l’action publique ; considérant que cette décision était devenue définitive »,  Dame Kouaho Adjoba était en droit d’exercer l’action en réparation du dommage subi par elle suite à l’accident de la circulation causée par Kadjo Amoi, en dépit l’expiration du délai de prescription dudit délit. La Cour érige ainsi la décision définitive intervenue sur l’action publique comme la condition nécessaire et suffisante de dissociation des deux actions nées de la commission de l’infraction. Dés lors qu’est ce qu’une décision définitive intervenue sur l’action publique ?
L’on peut valablement déduire de l’article 21 du Code pénal que la décision définitive en matière pénale est celle « qui n'est pas ou n'est plus susceptible de la part du Ministère public ou du condamné d'une voie de recours ordinaire ou extraordinaire ». Autrement dit, la décision définitive est celle qui est passée en force de chose jugée car n’ayant fait l’objet ni d’opposition, ni d’appel, ni de pourvoi en cassation ou autres voies de recours dans les délais légaux. En l’espèce, le jugement rendu le 26 février 1975  par le tribunal correctionnel d'Aboisso n’a fait l’objet d’aucune voie de recours dans les délais légaux. C’est donc à bon droit que la Cour le considère comme définitif.
La Cour en retenant l’intervention de la décision définitive sur l’action comme seule condition de dissociation des deux actions, déroge aux autres conditions prévues par l’alinéa 2 de l’article 10 du code de procédure pénale.
B-    Une dérogation à l’alinéa 2 de l’article 10 du CPP.
Pour la Cour d’Appel : « lorsqu’il a été définitivement statué sur l’action publique, l’action civile se trouve dissociée de celle-ci »
Si cette décision rendue le 09 juin 1980 par la Chambre Correctionnelle de la Cour d’Appel d’Abidjan constitue le premier aménagement jurisprudentiel à la règle de la solidarité des prescriptions, le code procédure pénale y avait déjà apporté un assouplissement legal. Cet aménagement est prévu par l’alinéa 2 de l’art 10 du CPP. Aux termes de cette disposition : « Lorsqu'il a été définitivement statué sur l'action publique et si une condamnation pénale a été  prononcée,  l'action  civile  mise  en  mouvement  dans  les  délais  prévus  par  les précédents articles se prescrit par trente ans ». En effet, pour que l’action civile puisse être dissociée de l’action publique, trois (3) conditions doivent être remplies :
-         L’action publique doit avoir abouti à une décision définitive.
-         Il faut qu’une condamnation ait été prononcée, c'est-à-dire que l’infraction poursuivie ait été établie à la charge du délinquant.
-         Il faut enfin que l’action civile ait été engagée dans le délai de la prescription de l’action publique, c’est-à-dire  dans le délai de 10 ans, 3 ans ou 1 an, suivant la nature de l’infraction poursuivie.
La Cour d’Appel dans son raisonnement ne retient cependant qu’une seule condition à savoir celle liée au caractère définitif de la décision rendue sur l’action publique pour constater la dissociation des deux actions. Elle ne retient plus les deux autres conditions de l’art 10 alinéa 2 précité. Ainsi, l’action civile peut être exercée au-delà du délai prévu pour la prescription de l’action publique, même si la partie civile n’a pas exercé son action dans le délai de prescription de l’action publique et même au cas où aucune condamnation pénale n’a été prononcée contre le prévenu.
L’abandon des deux autres conditions par les juges du second degré peut aisément se justifier. D’une part, relativement, à la condition liée au prononcé d’une condamnation à l’encontre du prévenu, celle-ci a été abandonnée par la Cour car la relaxe, l’acquittement ou l’absolution du mis en cause, n’exempte pas toujours celui-ci de la réparation du dommage causé. En effet, aux termes des art 3 alinéa 5[1] et 361[2] du CPP, le juge répressif peut en cas relaxe du prévenu ou d’acquittement ou d’absolution de l’accusé, accorder des dommages-intérêts à la partie civile. D’autre part, quant à la condition relative à la mise en mouvement de l’action civile dans le délai de prescription de l’action publique, elle semble être abandonnée par la Cour pour des raisons de commodité.
Quelles conséquences peut-on tirer de la volonté des juges de la Cour d’appel de faire du jugement définitif intervenu sur l’action publique, la condition nécessaire et suffisante de dissociation de l’action civile et l’action publique ?
II- LES CONSEQUENCES LIEES A LA DECISION DEFINITIVE INTERVENUE SUR L’ACTION PUBLIQUE
Deux conséquences majeures peuvent être tirées de cet Arrêt de la Chambre Correctionnelle. D’une part, en cas d’intervention d’une décision définitive sur l’action publique, l’action civile est dissociée de celle-ci (A). L’action civile se trouve ainsi gouvernée par les règles de droit civil (B).
A-    La dissociation automatique des deux actions.
Pour confirmer le jugement entrepris par les appelants (Kadjo Amoi, Eno Koutouan et l’assureur), la Cour déclare que le jugement rendu le 26 février 1975 par le tribunal correctionnel d’Aboisso étant devenu définitif, « l’action civile était dissociée de l’action publique et ne peut être atteinte par la prescription triennale ». Il en découle que face à un jugement définitif intervenu sur l’action publique, la solidarité des prescriptions prévue à l’alinéa 1er de l’art 10 du CPP devient inopérante. Ainsi, la partie civile peut-elle exercer son action en réparation du dommage subi par le crime, le délit ou la contravention à l’expiration du délai de prescription de l’action publique, fixé à dix, trois ou un an. Par ailleurs, la Cour évoque t-elle expressément « la prescription triennale », car en l’espèce, elle est appelée à se prononcer sur un jugement relatif à un délit. En réalité, cet aménagement jurisprudentiel à la règle de la solidarité des prescriptions, s’applique aussi bien à la prescription décennale qu’annuelle.
Quelles sont dès lors les règles applicables à cette action civile dissociée de l’action publique ? Quel est le nouveau délai de prescription de l’action civile ?
B-    Une action gouvernée par les règles de droit civil.
Etant dissociée de l’action publique du fait de l’intervention de la décision définitive, l’action civile se trouve désormais régie par les règles de droit civil.
Pour la Cour, l’action publique étant dissociée de l’action publique, celle-ci « ne peut être atteinte par la prescription triennale ». En statuant ainsi, les juges du second degré soumettent-ils l’action civile née du délit et par voie de conséquence  née du crime et de la contravention à la prescription de droit commun. Ce délai de prescription est aux termes de l’art 2262 du code civil de trente ans. Aux termes de cette disposition : « toutes les actions, tant réelles que personnelles, sont prescrites par trente ans… ». Cette action civile qui survit à l’action publique se prescrit de trente ans come les actions à fins civiles, les délits et quasi-délits, les actions nées des contrats et quasi-contrats.
En outre, l’action civile étant dissociée de l’action publique suite à l’intervention d’une décision définitive, elle obéit aux règles de droit civil et de procédure civile. Ainsi, cette action bien qu’étant née d’une infraction à la loi pénale peut être déférée devant le juge civil. C’est donc à bon droit que Dame Kouaho Adjoba à porté son action devant le juge statuant en matière civile qui par la même occasion a statué sur « ses intérêts civils après expertise médicale ». Cependant, même si cette action civile survit à l’action publique, elle reste soumise au principe selon lequel «  le criminel tient le civil en l’état ». En vertu de ce principe, le juge civil saisi d’une action civile, même exercée à l’expiration du délai de prescription de l’action publique, doit respecter dans une certaine mesure, ce qui a été décidé par le juge répressif. Ainsi ne pourra t-il disculper le prévenu ou l’accusé à l’encontre duquel une infraction a été reconnue.
Il ressort de ce commentaire que l’arrêt rendu le 9 juin 1980 par la Chambre Correctionnelle de la Cour d’ Appel d’ Abidjan est emprunt d’audace et d’originalité. Audacieux car il constitue le premier aménagement jurisprudentiel à la règle de la solidarité des prescriptions. Original car il constitue un palliatif à la rigidité de ladite et à la complexité de l’alinéa 2 de l’art 10 du CPP (aménagement legal). Désormais, des lors qu’il est intervenu une décision définitive sur l’action publique, l’action civile est dissociée de celle-ci et peut être engagé à l’expiration du délai de dix, trois  et un an.



[1]- Art 3 alinéa 5 CPP « Le juge répressif saisi d'une action civile pour homicide ou blessures involontaires peut, en  cas  de  relaxe  du  prévenu,  accorder  sur  leur  demande  des  dommages-intérêts  aux parties civiles par application de l'alinéa premier de l'article 1384 du Code Civil ».
[2]- Art 361 CPP « La partie civile, dans le cas d'acquittement comme dans celui d'absolution, peut demander réparation du dommage résultant de la faute de l'accusé, telle qu'elle résulte des faits qui sont l'objet de l'accusation ».